Depuis quelques années, votre pratique de la peinture est centrée sur l'interrogation des rapports fond / forme, et tous vos tableaux procèdent d'un même principe : par le recouvrement d'un fond noir, une couleur délimite des formes qui apparaissent en réserve. Une ambiguïté est ainsi constamment entretenue, qui perturbe la perception spatiale de l'uvre. Comment est né ce parti pris, et quelle a été son évolution ?
Elle vient d'un petit événement d'atelier, en 86, quand, pour
la première fois, j'ai fait un travail en négatif; j'ai peint
à côté de ce que je voulais figurer. Cela a vraiment été un moment
charnière, où m'est venu à l'esprit ce que j'avais lu sur la peinture
chinoise, le vide, le plein, la réversibilité de la relation,
et je crois que, fondamentalement, je me suis senti très bien
dans ce rapport à la forme qui s'identifiait à la surface et réciproquement.
Chaque forme est ambiguë, est également une non forme, un vide,
une absence, mais reste très présente visuellement.
Le champ du travail s'est complètement ouvert. Il me semblait
qu'au-delà de cette découverte, il y avait vraiment une aventure
à mener autour de cette question; car en fait, elle est infinie.
Tout, en théorie, pouvait prendre place dans cet espace, il n'y
avait plus d'interdit théorique ou historique, car rien de ce
qui apparaissait n'était strictement une image.
Les premières pièces s'appelaient d'ailleurs "Space Invaders", puis "chalutages". J'allais vraiment à la pêche aux formes, et ça grouillait,
il y en avait énormément dans le champ. J'utilisais un fond qui
pouvait être de différentes couleurs et créait une relation chromatique
entre la forme et le fond, mais je sentais que parfois c'était
la couleur qui m'emportait, sans pour autant donner un résultat
suffisamment dense à mes yeux.
Après deux ans de travail autour de ces données, j'ai décidé de
mettre en place un fond toujours noir. Ce choix engageait une tension, un rapport binaire entre la
surface colorée et le fond, qui n'était plus tout à fait une couleur.
Puis, voulant préciser mon propos, j'ai opéré un mouvement que
l'on pourrait considérer comme classique, dans la façon d'occuper
l'espace du tableau. Peu à peu, les formes qui étaient coupées
par les bords ont disparu, les archipels de formes se sont réduits,
et finalement je suis allé vers la définition d une forme ou d'un
groupe de formes occupant à peu près le centre, qui en tout cas
vivaient à l'intérieur et ne questionnaient plus l'extérieur du
tableau.
Mais toutes les grandes peintures, locomotives du travail, obéissaient
à cette sorte de non projet commençant toujours sur le fond noir
. La peinture doit devenir quelque chose de bien, de fort et d'intéressant,
mais cela doit advenir dans le travail, et ce travail livre en
quelque sorte des conclusions, la conclusion d'un processus. Il
n'y a pas d'intention formelle au-delà du fond noir.
Et aujourd'hui, à quel stade pensez vous être parvenu dans cette interrogation ?
Je pense avoir balisé" le champ d'action, de l'ouverture absolue
des grandes toiles (tout est possible, on verra bien) à des sous
séries en émanant comme des branches développant une attitude
particulière (By Car, Niort, en 90) ou une forme particulière
(Atuas, Hqm) Des balises et non une liste exhaustive car au bout
ce compte ce qui limite l'ensemble, c'est le temps, l'énergie
ou l'imagination, mais le potentiel est toujours au delà.
Je voulais aussi tout ce temps faire des peintures fortes, qui
puissent (c'est une image
) tenir seules sur un mur de 12 m;
et pensant y être un peu arrivé, il leur fallait comme autre chose,
alors le balancier est reparti dans l'autre sens, et j'ai commencé
à coller les unes aux autres ces peintures conçues dans une individualité farouche.
J'ignore s'il s'agit d'une progression, mais le travail avance
comme cela, par contrastes, par oppositions, par renversements
peut-être, au sens musical d'une redistribution des rapports.
Le fond noir est arrivé aussi pour brutaliser le champ coloré
pour le forcer à radicaliser son rôle et clarifier l'ensemble
dans la mesure e où il ne pouvait plus y avoir d'effet d'ombre;
par exemple, I'imprécision d'une forme était d'autant plus affirmée
qu' on ne pouvait la mettre au compte d'une ambiance chromatique
nocturne, jouant sur le mystère. Le maximum de saturation et d'intensité
lumineuse étant atteint autour de 90, 91, la radicalité maximale dans la définition des formes, je peux
aujourd'hui revenir vers des rapports colorés moins violents,
plus subtils, les choses plus subtiles étant éclairées par les
choses plus radicales: il s'agit bien d'un ensemble.
Parallèlement à la production de "grandes" peintures vous avez développé des séries de petits formats qui constituent des variations autour d'une forme ou d'un principe simple, toujours identique. Il s'agit surtout des deux séries "Atuas" et "HQM". Bien que périphériques, elles semblent avoir joué un rôle important dans l'évolution de la peinture
Parfois certains éléments apparaissent dans les grandes toiles, deviennent récurrents, se construisent peu à peu, et à un moment, se stabilisent. Du stade de forme, ils passent, je crois, au stade de signe, ceci compris dans I'économie générale de la peinture. Formes stabilisées, donc reproductibles, donc signes. C'est ainsi que les Atuas ont démarré en 90. J'étais préoccupé par le point comme plus petite intervention possible, je l'isole sur une petite toile, dernière étape avant le monochrome, j'en fais un deuxième, cela devient des yeux, un regard, un visage, donc parle de la conscience. On est ainsi soudain très proches d'images spirituelles, assez proche des peintures religieuses, des icônes. L'icône est une peinture très codifiée et ces Atuas ont une formule tout à fait établie et reproductible à l'infini. Le terme d'Atua domestique, je l'ai trouvé dans un livre de Victor Segalen, "les Immémoriaux' qui raconte l'acculturation d'un océanien. Les Atuas domestiques sont, dans ce contexte, des petites divinités familières. Il y a l'Atua du grand-père, l'Atua de la plante en pot, l'Atua de l'escargot... C'est une sorte de panthéisme, avec en plus, un aspect ludique. En même temps, ces Atuas me permettaient d'inscrire dans mon travail un certain nombre de références auxquelles je tiens, par exemple, les dernières peintures de Jawlensky, un contemporain de Kandinsky, moins connu, que l'on appelle "les têtes mystiques'. Enfin, je voulais arriver à faire une peinture plus petite, encore plus simple que les grandes, mais qui puisse répondre aux mêmes exigences, c'est-à-dire être suffisamment forte pour tenir toute seule sur un très grand mur ... par exemple comme un crucifix dans une maison paysanne. Après coup, j'ai repéré quelques points de rencontre avec d'autres pratiques, par exemple avec les têtes géométriques de Imi Knoebel, ou les petits tableaux de Mac Collum.
°°Dans les HQM, il y a une référence à Giacometti. Y a-t-il également cette dimension spirituelle présente, semble-t-il, dans les Atuas ?
Beaucoup moins. En fait, c'est comme si peu à peu, les grandes
toiles, qui constituent le moteur de la recherche, me rendaient
des outils de prise sur le monde, sur la réalité. Donc, HQM veut
dire "Homme Qui Marche" bien entendu, et là aussi, c'est une forme, qui devient un signe.
Et puis elle n'interroge, et peu à peu je perçois son potentiel.
Cela part simplement du désir de la retravailler, de l'inscrire
à nouveau. HQM est un signe plus pratique, plus souple que les
Atuas, et se prête à des utilisations différentes. D'une part,
dans les petites toiles, c'est un signe qui est répété. C'est
la figure de l'angle. C'est un il avec des jambes pour promener
son regard sur le monde.
A partir de ce signe, je trouve à chaque fois un ressort qui motive
une nouvel e peinture. Et je l'utilise aussi, enfin depuis peu,
comme un signe très plat, plus proche du PopArt, un peu comme
un héros de Sitcom, invariant, toujours le même. Une forme très
proche de l'industrie je crois, et de l'industrie du spectacle.
HQM est transformé en héros de sitcom, et chaque dessin est un
épisode, une petite histoire, c'est le lieu du bruissement du
monde, de l'inessentiel. Venant de cette forme que j'essaie de
traiter comme essentielle dans les grandes peintures, il représente
un pivot et peut se promener dans d'autres registres de formes,
attraper des choses, comme cela pour le plaisir,
un peu dérisoires, anecdotiques. Il y a toujours eu dans mon travail
cette confrontation entre I'essentiel et l'anecdotique.
Vous développez également un travail de collage: de petites images déchirées et collées sur un fond blanc. Comment envisagez vous cette pratique par rapport au travail de peinture ?
Un peu le même que pour la série des HQM. J'ai commencé ce travail
en 89, dans une direction similaire, mais un peu moins précise, avec
d'autres ouvertures. L'aspect "collection de timbres" m'intéressait
aussi. j'aimais bien les petites images. J'ai commencé à les coller
dans une organisation orthogonale inspirée aussi de la peinture
chinoise où le blanc est le vide liant les différentes figures
dans l'espace. On peut ainsi penser que ce liant est remplacé
par la pénombre dans la peinture de la deuxième partie de la Renaissance
C'est paradoxal. car en même temps, ici, le blanc jouait le rôle
dévolu à la couleur dons mes peintures - celui de l'espace -,
et les images toutes faites, aux bords effrangés comme les surfaces
de Rothko, remplaçaient les formes noires qui dans les peintures
ont le rôle du vide en même temps que de formes.
Il y avait aussi une volonté de répondre à la vogue des 'néo-ready
made" en adoptant un profil très bas, et par ce qu'elle évacuait
le plus: narration, sensibilité, invention. Les collages étaient comme des sortes d'assemblages de ready-made dérisoires
(les adolescents qui ne peuvent s'acheter de moto, ont des posters
de motos). Si on désigne, si on déplace, ce peut être aussi un
petit bout d'image toute faite. Le marketing est une des idéologies
qui modèlent le plus notre environnement, et dans cette perspective,
il n y a pas de vraie différence de nature entre une Mercédès
et un bout d'image. Il y avait un petit clin d'il de ce côté-là.
Schwitters n'utilisait pas non plus de Mercédès, mais des matériaux
à la limite de l'inaperçu.
On sent dans vos propos le souci de relier votre démarche à l'Histoire de l'art et à l'actualité. Cependant, on sait que la peinture, telle que vous la pratiquez, a été constamment remise en cause par les mouvements de ces dernières décennies. Comment voyez vous ce rapport ?
D'une part, je ne m'identifie pas aux mouvements ou aux "questions
actuelles" dont la prégnance me semble proportionnelle au pouvoir
de diffusion d information. Mais, je tente bien sûr de m'en poser
. Je crois que la culture doit passer par l'individu pour être
restituée sous un angle original.
D'autre part, j'essaie de faire une uvre, donc, je dois me définir
par rapport à un axe vertical, depuis le néolithique, et puis
un axe horizontal, c'est-à-dire le présent, et tout ce qu' il
y a autour. Alors je vais encore citer quelqu' un, mais je m'intéresse
beaucoup au travail de Sigmar Polke dont il est dit dans une revue
récente qu' il essaie de sauver la peinture de l'académisme. Je
ne reprendrais pas cette formule à mon compte, car je ne suis
pas connu, je vis dans une région, je n'ai pas cette visibilité,
donc cette autorité, mais il s'agit tout de même bien d'une direction
un peu identique: il faut que la peinture trouve un champ, une
validité, par rapport aux conditions et au monde dans lequel on
vit. Effectivement c'est difficile parce que c'est quelque chose
d'archaïque, et parfois, on a l'impression que la télévision,
qui est beaucoup plus populaire, ou l'objet, enfin, tous les médias
actuels semblent d'une efficacité beaucoup plus grande. Mais je
ne vis pas une telle coupure entre peinture et autres moyens artistiques,
et ce qui est intéressant dans la peinture, mais pas exclusivement
en elle, c'est sa lenteur, qui laisse le temps de travailler à
différents niveaux de conscience. Ainsi,c'est bien la peinture
qui m'a permis de faire ce que j'ai fait, et pas un autre médium.
Et je n'oublie jamais que c'est la pratique qui m'a livré en 86
des moyens pour lever les barrières théoriques ou historicistes.
Dans votre travail, vous adoptez finalement une position non radicale, à la frontière entre le monochrome, forme aboutie de l'abstraction, et la représentation de formes identifiables, donc produisant un sens extérieur à la peinture elle-même. Vous ne proposez pas de voie nettement définie, mais vous mêlez plutôt des partis pris qui, jusqu'à ces dernières années, constituaient des pôles contraires dans le champ de la production artistique.
Klein a fait ses monochromes vers 1960, époque de ma naissance,
donc ça fait déjà un petit moment. Peindre après des uvres conclusives
comme celle-ci est difficile et rompre la radicalité est vite
considéré comme réactionnaire. Bon, les questions d'abstraction,
de figuration, de monochrome, me paraissent dépassées, je ne peux
m'y m'inscrire, tout en aimant les uvres. Il me semble que tout
cela est historique, c'est désormais dans le bagage de chacun,
et donc l'espace que je peins, hérite de cela, mais il faut trouver
un territoire différent, il faut sans cesse que la peinture trouve
son lieu, et en ce qui me concerne, je préfère que ce lieu ne
soit pas trop réflexif, mais soit mis à l'épreuve de la réalité,
réfléchisse le monde dont l'image est toujours à réinventer. D'où
toujours cette utilisation du contraste, de la tension, de l'épreuve
des contraires, qui est une dimension critique. J'aime bien cette
formule d Héraclite "le contraire est utile. Des opposés sort
le plus beau concert. De la discorde tout est né", ou "la guerre
est la mère de l'Univers", je repense à Fernand Léger définissant
le contraste comme moteur.
Dans mon travail, je cherche un espace qui ne soit pas l'expression
d'un pouvoir. Donc, il y a plurisémie, probablement contradiction
interne, binaire, ternaire et, parfois, encore plus de pôles,
car c'est ce qu'il y a de bien avec la peinture. Avec le langage,
il faut dire oui, ou non, ou alors il faut parler longtemps, dans
la peinture, on peut dire oui, et non, et d'autres termes encore,
et c'est vraiment un espace comme cela que j'essaie de définir.
Forcément, cet espace n'est pas projeté en avant comme une forme
nouvelle, un concept nouveau, ou quelque chose comme ça. Il s'agit
bien
de définir visuellement un espace de pensée. Il s'agit certainement
d'un rapport au monde, à la connaissance, auquel la peinture donne
corps.
"Attracteurs Étranges", publication conjointe à l'occasion
de l'exposition Pol Guezennec
à la "Galerie du Chai", Office Départemental de Développement
Culturel des Côtes-d'Armor
et à "La Passerelle Scène nationale", St-Brieuc, 1994
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