Entretien avec Danièle Yvergniaux, 1994.

Depuis quelques années, votre pratique de la peinture est centrée sur l'interrogation des rapports fond / forme, et tous vos tableaux procèdent d'un même principe : par le recouvrement d'un fond noir, une couleur délimite des formes qui apparaissent en réserve. Une ambiguïté est ainsi constamment entretenue, qui perturbe la perception spatiale de l'œuvre. Comment est né ce parti pris, et quelle a été son évolution ?

Elle vient d'un petit événement d'atelier, en 86, quand, pour la première fois, j'ai fait un travail en négatif; j'ai peint à côté de ce que je voulais figurer. Cela a vraiment été un moment charnière, où m'est venu à l'esprit ce que j'avais lu sur la peinture chinoise, le vide, le plein, la réversibilité de la relation, et je crois que, fondamentalement, je me suis senti très bien dans ce rapport à la forme qui s'identifiait à la surface et réciproquement. Chaque forme est ambiguë, est également une non forme, un vide, une absence, mais reste très présente visuellement.

Le champ du travail s'est complètement ouvert. Il me semblait qu'au-delà de cette découverte, il y avait vraiment une aventure à mener autour de cette question; car en fait, elle est infinie. Tout, en théorie, pouvait prendre place dans cet espace, il n'y avait plus d'interdit théorique ou historique, car rien de ce qui apparaissait n'était strictement une image.

Les premières pièces s'appelaient d'ailleurs "Space Invaders", puis "chalutages". J'allais vraiment à la pêche aux formes, et ça grouillait, il y en avait énormément dans le champ. J'utilisais un fond qui pouvait être de différentes couleurs et créait une relation chromatique entre la forme et le fond, mais je sentais que parfois c'était la couleur qui m'emportait, sans pour autant donner un résultat suffisamment dense à mes yeux.

Après deux ans de travail autour de ces données, j'ai décidé de mettre en place un fond toujours noir. Ce choix engageait une tension, un rapport binaire entre la surface colorée et le fond, qui n'était plus tout à fait une couleur. Puis, voulant préciser mon propos, j'ai opéré un mouvement que l'on pourrait considérer comme classique, dans la façon d'occuper l'espace du tableau. Peu à peu, les formes qui étaient coupées par les bords ont disparu, les archipels de formes se sont réduits, et finalement je suis allé vers la définition d une forme ou d'un groupe de formes occupant à peu près le centre, qui en tout cas vivaient à l'intérieur et ne questionnaient plus l'extérieur du tableau.
Mais toutes les grandes peintures, locomotives du travail, obéissaient à cette sorte de non projet commençant toujours sur le fond noir . La peinture doit devenir quelque chose de bien, de fort et d'intéressant, mais cela doit advenir dans le travail, et ce travail livre en quelque sorte des conclusions, la conclusion d'un processus. Il n'y a pas d'intention formelle au-delà du fond noir.

Et aujourd'hui, à quel stade pensez vous être parvenu dans cette interrogation ?

Je pense avoir balisé" le champ d'action, de l'ouverture absolue des grandes toiles (tout est possible, on verra bien) à des sous séries en émanant comme des branches développant une attitude particulière (By Car, Niort, en 90) ou une forme particulière (Atuas, Hqm) Des balises et non une liste exhaustive car au bout ce compte ce qui limite l'ensemble, c'est le temps, l'énergie ou l'imagination, mais le potentiel est toujours au delà.

Je voulais aussi tout ce temps faire des peintures fortes, qui puissent (c'est une image …) tenir seules sur un mur de 12 m; et pensant y être un peu arrivé, il leur fallait comme autre chose, alors le balancier est reparti dans l'autre sens, et j'ai commencé à coller les unes aux autres ces peintures conçues dans une individualité farouche.

J'ignore s'il s'agit d'une progression, mais le travail avance comme cela, par contrastes, par oppositions, par renversements peut-être, au sens musical d'une redistribution des rapports.
Le fond noir est arrivé aussi pour brutaliser le champ coloré pour le forcer à radicaliser son rôle et clarifier l'ensemble dans la mesure e où il ne pouvait plus y avoir d'effet d'ombre; par exemple, I'imprécision d'une forme était d'autant plus affirmée qu' on ne pouvait la mettre au compte d'une ambiance chromatique nocturne, jouant sur le mystère. Le maximum de saturation et d'intensité lumineuse étant atteint autour de 90, 91, la radicalité maximale dans la définition des formes, je peux aujourd'hui revenir vers des rapports colorés moins violents, plus subtils, les choses plus subtiles étant éclairées par les choses plus radicales: il s'agit bien d'un ensemble.

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Parallèlement à la production de "grandes" peintures vous avez développé des séries de petits formats qui constituent des variations autour d'une forme ou d'un principe simple, toujours identique. Il s'agit surtout des deux séries "Atuas" et "HQM". Bien que périphériques, elles semblent avoir joué un rôle important dans l'évolution de la peinture

Parfois certains éléments apparaissent dans les grandes toiles, deviennent récurrents, se construisent peu à peu, et à un moment, se stabilisent. Du stade de forme, ils passent, je crois, au stade de signe, ceci compris dans I'économie générale de la peinture. Formes stabilisées, donc reproductibles, donc signes. C'est ainsi que les Atuas ont démarré en 90. J'étais préoccupé par le point comme plus petite intervention possible, je l'isole sur une petite toile, dernière étape avant le monochrome, j'en fais un deuxième, cela devient des yeux, un regard, un visage, donc parle de la conscience. On est ainsi soudain très proches d'images spirituelles, assez proche des peintures religieuses, des icônes. L'icône est une peinture très codifiée et ces Atuas ont une formule tout à fait établie et reproductible à l'infini. Le terme d'Atua domestique, je l'ai trouvé dans un livre de Victor Segalen, "les Immémoriaux' qui raconte l'acculturation d'un océanien. Les Atuas domestiques sont, dans ce contexte, des petites divinités familières. Il y a l'Atua du grand-père, l'Atua de la plante en pot, l'Atua de l'escargot... C'est une sorte de panthéisme, avec en plus, un aspect ludique. En même temps, ces Atuas me permettaient d'inscrire dans mon travail un certain nombre de références auxquelles je tiens, par exemple, les dernières peintures de Jawlensky, un contemporain de Kandinsky, moins connu, que l'on appelle "les têtes mystiques'. Enfin, je voulais arriver à faire une peinture plus petite, encore plus simple que les grandes, mais qui puisse répondre aux mêmes exigences, c'est-à-dire être suffisamment forte pour tenir toute seule sur un très grand mur ... par exemple comme un crucifix dans une maison paysanne. Après coup, j'ai repéré quelques points de rencontre avec d'autres pratiques, par exemple avec les têtes géométriques de Imi Knoebel, ou les petits tableaux de Mac Collum.

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Dans les HQM, il y a une référence à Giacometti. Y a-t-il également cette dimension spirituelle présente, semble-t-il, dans les Atuas ?

Beaucoup moins. En fait, c'est comme si peu à peu, les grandes toiles, qui constituent le moteur de la recherche, me rendaient des outils de prise sur le monde, sur la réalité. Donc, HQM veut dire "Homme Qui Marche" bien entendu, et là aussi, c'est une forme, qui devient un signe. Et puis elle n'interroge, et peu à peu je perçois son potentiel. Cela part simplement du désir de la retravailler, de l'inscrire à nouveau. HQM est un signe plus pratique, plus souple que les Atuas, et se prête à des utilisations différentes. D'une part, dans les petites toiles, c'est un signe qui est répété. C'est la figure de l'angle. C'est un œil avec des jambes pour promener son regard sur le monde.
A partir de ce signe, je trouve à chaque fois un ressort qui motive une nouvel e peinture. Et je l'utilise aussi, enfin depuis peu, comme un signe très plat, plus proche du PopArt, un peu comme un héros de Sitcom, invariant, toujours le même. Une forme très proche de l'industrie je crois, et de l'industrie du spectacle. HQM est transformé en héros de sitcom, et chaque dessin est un épisode, une petite histoire, c'est le lieu du bruissement du monde, de l'inessentiel. Venant de cette forme que j'essaie de traiter comme essentielle dans les grandes peintures, il représente un pivot et peut se promener dans d'autres registres de formes, attraper des choses, comme cela pour le plaisir,
un peu dérisoires, anecdotiques. Il y a toujours eu dans mon travail cette confrontation entre I'essentiel et l'anecdotique.

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Vous développez également un travail de collage: de petites images déchirées et collées sur un fond blanc. Comment envisagez vous cette pratique par rapport au travail de peinture ?

Un peu le même que pour la série des HQM. J'ai commencé ce travail en 89, dans une direction similaire, mais un peu moins précise, avec d'autres ouvertures. L'aspect "collection de timbres" m'intéressait aussi. j'aimais bien les petites images. J'ai commencé à les coller dans une organisation orthogonale inspirée aussi de la peinture chinoise où le blanc est le vide liant les différentes figures dans l'espace. On peut ainsi penser que ce liant est remplacé par la pénombre dans la peinture de la deuxième partie de la Renaissance C'est paradoxal. car en même temps, ici, le blanc jouait le rôle dévolu à la couleur dons mes peintures - celui de l'espace -, et les images toutes faites, aux bords effrangés comme les surfaces de Rothko, remplaçaient les formes noires qui dans les peintures ont le rôle du vide en même temps que de formes.

Il y avait aussi une volonté de répondre à la vogue des 'néo-ready made" en adoptant un profil très bas, et par ce qu'elle évacuait le plus: narration, sensibilité, invention. Les collages étaient comme des sortes d'assemblages de ready-made dérisoires (les adolescents qui ne peuvent s'acheter de moto, ont des posters de motos). Si on désigne, si on déplace, ce peut être aussi un petit bout d'image toute faite. Le marketing est une des idéologies qui modèlent le plus notre environnement, et dans cette perspective, il n y a pas de vraie différence de nature entre une Mercédès et un bout d'image. Il y avait un petit clin d'œil de ce côté-là. Schwitters n'utilisait pas non plus de Mercédès, mais des matériaux à la limite de l'inaperçu.

On sent dans vos propos le souci de relier votre démarche à l'Histoire de l'art et à l'actualité. Cependant, on sait que la peinture, telle que vous la pratiquez, a été constamment remise en cause par les mouvements de ces dernières décennies. Comment voyez vous ce rapport ?

D'une part, je ne m'identifie pas aux mouvements ou aux "questions actuelles" dont la prégnance me semble proportionnelle au pouvoir de diffusion d information. Mais, je tente bien sûr de m'en poser . Je crois que la culture doit passer par l'individu pour être restituée sous un angle original.

D'autre part, j'essaie de faire une œuvre, donc, je dois me définir par rapport à un axe vertical, depuis le néolithique, et puis un axe horizontal, c'est-à-dire le présent, et tout ce qu' il y a autour. Alors je vais encore citer quelqu' un, mais je m'intéresse beaucoup au travail de Sigmar Polke dont il est dit dans une revue récente qu' il essaie de sauver la peinture de l'académisme. Je ne reprendrais pas cette formule à mon compte, car je ne suis pas connu, je vis dans une région, je n'ai pas cette visibilité, donc cette autorité, mais il s'agit tout de même bien d'une direction un peu identique: il faut que la peinture trouve un champ, une validité, par rapport aux conditions et au monde dans lequel on vit. Effectivement c'est difficile parce que c'est quelque chose d'archaïque, et parfois, on a l'impression que la télévision, qui est beaucoup plus populaire, ou l'objet, enfin, tous les médias actuels semblent d'une efficacité beaucoup plus grande. Mais je ne vis pas une telle coupure entre peinture et autres moyens artistiques, et ce qui est intéressant dans la peinture, mais pas exclusivement en elle, c'est sa lenteur, qui laisse le temps de travailler à différents niveaux de conscience. Ainsi,c'est bien la peinture qui m'a permis de faire ce que j'ai fait, et pas un autre médium. Et je n'oublie jamais que c'est la pratique qui m'a livré en 86 des moyens pour lever les barrières théoriques ou historicistes.

Dans votre travail, vous adoptez finalement une position non radicale, à la frontière entre le monochrome, forme aboutie de l'abstraction, et la représentation de formes identifiables, donc produisant un sens extérieur à la peinture elle-même. Vous ne proposez pas de voie nettement définie, mais vous mêlez plutôt des partis pris qui, jusqu'à ces dernières années, constituaient des pôles contraires dans le champ de la production artistique.

Klein a fait ses monochromes vers 1960, époque de ma naissance, donc ça fait déjà un petit moment. Peindre après des œuvres conclusives comme celle-ci est difficile et rompre la radicalité est vite considéré comme réactionnaire. Bon, les questions d'abstraction, de figuration, de monochrome, me paraissent dépassées, je ne peux m'y m'inscrire, tout en aimant les œuvres. Il me semble que tout cela est historique, c'est désormais dans le bagage de chacun, et donc l'espace que je peins, hérite de cela, mais il faut trouver un territoire différent, il faut sans cesse que la peinture trouve son lieu, et en ce qui me concerne, je préfère que ce lieu ne soit pas trop réflexif, mais soit mis à l'épreuve de la réalité, réfléchisse le monde dont l'image est toujours à réinventer. D'où toujours cette utilisation du contraste, de la tension, de l'épreuve des contraires, qui est une dimension critique. J'aime bien cette formule d Héraclite "le contraire est utile. Des opposés sort le plus beau concert. De la discorde tout est né", ou "la guerre est la mère de l'Univers", je repense à Fernand Léger définissant le contraste comme moteur.

Dans mon travail, je cherche un espace qui ne soit pas l'expression d'un pouvoir. Donc, il y a plurisémie, probablement contradiction interne, binaire, ternaire et, parfois, encore plus de pôles, car c'est ce qu'il y a de bien avec la peinture. Avec le langage, il faut dire oui, ou non, ou alors il faut parler longtemps, dans la peinture, on peut dire oui, et non, et d'autres termes encore, et c'est vraiment un espace comme cela que j'essaie de définir. Forcément, cet espace n'est pas projeté en avant comme une forme nouvelle, un concept nouveau, ou quelque chose comme ça. Il s'agit bien
de définir visuellement un espace de pensée. Il s'agit certainement d'un rapport au monde, à la connaissance, auquel la peinture donne corps.

"Attracteurs Étranges", publication conjointe à l'occasion de l'exposition Pol Guezennec à la "Galerie du Chai", Office Départemental de Développement Culturel des Côtes-d'Armor et à "La Passerelle Scène nationale", St-Brieuc, 1994

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